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La guerre met-elle les femmes au travail ?

12 Août 2015 Publié dans #Quelques articles historiques

-elle

 

C'est l'une des thèses les plus classiques que l'on entend sur la Grande Guerre, thèse qui n' hésite pas à affirmer, de façon aussi enthousiaste, qu'elle les a rendues plus libres.

- de nombreuses femmes travaillent déjà

Pourtant, toute cela mérite d'être fortement nuancé au regard de la diversité des situations et des parcours féminins durant la Grande Guerre et, tout d'abord, au regard du nombre de femmes qui travaillaient déjà avant 1914: en effet, sur 20 millions de femmes françaises, 7 à 8 millions étaient déjà au travail dès avant la guerre, soit entre 32 et 36 % de la population active selon les sources, et l'industrie employait déjà 1/3 de femmes, notamment dans des secteurs comme le textile.

Dans les champs et dans les métiers du commerce de détail et de l'artisanat, leur présence a toujours été forte, les nouveaux procédés issus de la 2ème Révolution industrielle, à partir des années 1880 - 1900, ont permis un emploi plus massif des femmes dans des tâches peu qualifiées et donc moins rémunérées que celles des hommes et il existe toute une cohorte de domestiques, à majorité féminine, avant guerre. En fait, les femmes du peuple ont toujours travaillé; sauf dans les milieux bourgeois, la guerre ne met donc pas les femmes au travail, contrairement à certaines légendes tenaces.

- la situation du commerce et de l'agriculture

Dans l'agriculture, le commerce, l'artisanat, elles remplacent spontanément leurs hommes partis à la guerre parce que c'est leur propre survie et celle de leur famille qui est en jeu; elles n'ont donc pas le choix et ce surcroît de travail est plus subi que désiré. Par ex., en plus de ses activités traditionnelles à la ferme (entretien du potager, nourriture des animaux, traite des vaches, tâches ménagères diverses...), la femme doit y ajouter l'ensemble des activités exercées par son mari avec lequel, souvent, elle reste en étroit contact via les lettres aux soldats qui révèlent d'ailleurs des attitudes très diverses et une société peut-être moins patriarcale qu'on ne le pensait: ainsi, si certains hommes s'obstinent à vouloir diriger et contrôler de loin, d'autres montrent qu'ils ont pleine et entière confiance en leurs épouses et les considèrent comme leurs égales, aptes à décider.

- la situation de l'industrie et des services

Par contre, la guerre accentue l'ampleur du phénomène dans l'industrie et les services car, sur l'ensemble de la guerre, c'est 7,9 millions de Français qui ont été mobilisés et qu'il faut suppléer au travail et, rien qu'en 1914, suite à la mobilisation de 3,7 millions d'hommes, 40 % des entreprises françaises se retrouvent au chômage, faute de main-d’œuvre ou parce que le patron est parti à la guerre. Dans ces conditions, le recours aux femmes était inévitable; L'Etat lui-même doit y avoir massivement recours pour pouvoir continuer à fonctionner (ex. dans le secteur des postes, 18 000 mobilisés sont remplacés par 11 000 femmes; on compte 2 000 poinçonneuses dans le métro à la fin de la guerre...). Cependant, même au plus fort de la guerre, elles ne dépasseront jamais les 40 % de la population active totale.

Cette mobilisation étatique, en France, ne s'organisa qu'à partir de 1915 avec les Offices départementaux de placement, malgré les appels lancés aux femmes françaises dès le début du conflit. Surtout, c'est la durée du conflit qui obligea les industries et les services, d'abord réticents (les syndicats les accusent d'accepter des salaires trop faibles et d'être trop fortement sous l'influence des patrons), à finalement utiliser cette main-d’œuvre, et le besoin d'accroître la production pour compenser les pénuries et d'augmenter les productions militaires (en 1918, on compte 430 000 "munitionnettes" contre 497 000 hommes, mais avec d'importantes disparités: 60 % de la main-d’œuvre chez Citroën, 29 % chez Renault).

- Où les vrais changements se situent-ils ?

Le vrai changement, c'est que la guerre leur permit d'accéder à des postes qualifiés (ex. tourneuses) et donc d'obtenir des salaires plus élevés que ceux qu'elles touchaient avant-guerre, avec comme corollaire, leur remplacement aux postes sous-qualifiés par des travailleurs étrangers (500 000 en France entre 1914 et 1918, notamment Espagnols et Portugais) coloniaux (Maghrébins et Indochinois) ou des prisonniers de guerre.

De plus, afin de s'adapter aux besoins d'une production de masse et aux spécificités du travail féminin, les entreprises durent adopter de nouvelles méthodes de production, inspirées du taylorisme et qui feront florès après la guerre, par ex. chez Citroën.

D'autre part, à cause des pertes, les femmes purent se faire une place durable dans certaines professions tertiaires: c'est à ce moment-là que le secrétaire devient LA secrétaire et que les institutrices arrivent en masse dans l'instruction publique.

- Une libération en trompe-l’œil

Cependant, il ne faut pas croire, ni pendant, ni après, à une vraie libération des femmes, ni se laisser abuser par quelques images urbaines et bourgeoises de femmes coiffées à la garçonne et fumant des cigarettes ou du miroir déformant de quelques figures d'exception.

A la campagne, les femmes furent au bord de l'épuisement et de la rupture physique et morale, croulant sous les tâches diverses, y compris les plus dures et les difficultés de toutes sortes (réquisitions, poids de l'admministration...). Nombre d'entre elles en font d'ailleurs état dans leurs lettres à leurs maris où elles évoquent, sans fards, la fatigue, le désespoir et leur colère contre la ville qui, par ses salaires élevés, attire les quelques ouvriers agricoles restants et face aux citadins considérés comme des fainéants et des nantis. On peut rêver mieux comme libération de la femme, non ?

Dans les usines, la situation ne fut guère meilleure, malgré le vote de lois qui, peu à peu, assurent plus de protection à la femme ou cherchent à concilier leur travail à l'usine et leur vie de mères ou de femmes qui, au sortir de l'usine, doivent encore passer de nombreuses heures dans les filles d'attente des magasins pour nourrir la famille. Bien que la journée soit progressivement limitée à 10h, que le travail de nuit soit interdit aux femmes de moins de 18 ans, que le repos hebdomadaire soit obligatoire à partir d'une circulaire du 1er juillet 1917, que des chambres d'allaitement ouvrent dans les usines employant plus de 100 femmes (loi du 5 août 1917), les conditions de vie, de travail et les cadences restent dures, malgré les protestations féminines qui prennent la forme de grèves en 1917, notamment dans les usines d'armement où la manipulation des explosifs et les consignes de sécurité souvent négligées, contribuent à faire de ce travail un emploi particulièrement dangereux.

- une retour aux normes après-guerre ?

Après la guerre, les femmes sont rapidement démobilisées, parfois avec soulagement. Les hommes qui le peuvent retrouvent leurs places à l'usine, à la ferme ou derrière le comptoir de la boutique; seules les femmes veuves continuent à être employées. Les femmes n'y trouvent rien à redire et considèrent cette situation comme normale.

L'époque est d'ailleurs au discours nataliste, après la catastrophe démographique provoquée par la guerre; un discours très traditionnel et genré, peut-être plus qu'avant-guerre, avec la sévère répression des comportements féminins déviants (criminalisation de l'avortement, par ex.).

Par contre, de cette période, nécessité du travail oblige, c'est leur corps que les femmes ont libéré, abandonnant les corsets, les lourds chignons, les robes trop longues... c'est cette visibilité vestimentaire qui a pu faire croire, à tort, à une libération plus grande de la femme par la guerre qu'elle n'avait été dans la réalité.

De même, elle a ouvert des perspectives aux femmes et aux filles de la petite et de la moyenne bourgeoisie à travers l'image de l'infirmière, de la marraine de guerre et des nombreux métiers tertaires dans les services et l'administration.

 

 Conclusion

Dire que la guerre a mis les femmes au travail et les a rendues plus libres ne peut être que l'effet d'un miroir déformant fabriqué par des personnes qui ont eu le bonheur, durant la guerre, de n'être ni paysannes, ni ouvrières en usine, sinon, elles auraient vite déchanté. Seules les femmes de la petite et moyenne bourgeoisie, celles qui ont pu avoir accès aux métiers du tertiaire peuvent avoir eu cette impression d'accéder à une libération, mais c'est loin de constituer la majorité des femmes de la Grande Guerre.

Par contre, que la guerre ait rendu les femmes plus revendicatrices peut-être, car elles ont dû se battre pour obtenir certains droits, mais plus libres, ça laisse songeur tout de même, d'autant plus que la morale bourgeoise a continué à veiller sur la sexualité des femmes et de façon peut-être beaucoup plus stricte qu'en temps de paix et encore plus après.

En fait, le changement allait s'opérer autrement, à partir de graines déjà partiellement écloses avant le conflit: les femmes allaient disposer de modèles qui, durant toute l'entre-deux-guerres, seraient diffusés par la presse (Marie Curie, Suzanne Lenglen, Maryse Bastié, Coco Chanel...) et allaient les habituer progressivement à l'idée-même d'une libéralisation possible de la femme, non plus seulement pour les classes bourgeoises, mais pour l'ensemble de la société par l'uniformisation progressive des modes de vie; une mouvement de longue haleine et parfois empreint d'interprétation divergeantes sur ce que signifie la libération de la femme, mais cela, c'est une autre histoire.

 

 

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