Tous égaux devant la mort en 14 - 18 ?
(Monument aux morts de Saulzoir, dans le Nord)
Les gens qui ont été mobilisés entre 1914 et 1918 étaient-ils tous égaux devant la mort ? C'est l'idée qui semble s'être définitivement imposée à travers les médias et l'image souffrante du poilu dans les tranchées.
Pourtant, durant la Grande Guerre, ces mêmes soldats ne pensaient pas ainsi. C'était même plutôt l'inverse comme en témoigne la figure récurrente de l'embusqué aussi bien dans les récits de guerre que dans la propagande de la presse de l'époque.
Alors, comment expliquer un tel changement de perception ? Où la vérité se situe-telle ?
En fait, ce changement de perception s'explique assez facilement par la vision réductrice que la plupart de nos contemporains ont de ce qu'on appelle le front. Dans leur esprit, c'est une étroite bande de terre qui court de la Mer du Nord aux Vosges sur environ 700 km de long.
Rien n'est cependant plus faux, surtout à mesure que la guerre s'allonge, que les besoins des armées et les techniques de combat se modifient (ex. la mise en place d'une "défense en profondeur" avec plusieurs lignes de tranchées), que la logistique se complexifie et que la guerre s'industrialise. Le front ne se réduit donc pas à la seule ligne de feu où des fantassins font face à d'autres fantassins ou à l'ennemi que l'on a en contact visuel. Il existe, de fait, tout un front-arrière et un arrière-front composés aussi bien de personnels combattants (fantassins au repos, cavaliers, artilleurs...) que de non-combattants qui sont des "administratifs" de la guerre (gradés des états-majors et leur personnels [chauffeurs, cyclistes, secrétaires...], soldats spécialistes et affectés spéciaux: comptables, vétérinaires, bourreliers, personnels médicaux..., sans compter ceux qui, comme par exemple les cheminots, les spécialistes des explosifs, les pères de familles nombreuses, étaient retirés du front pour travailler à l'arrière...).
Evidemment, l'expérience du feu n'est alors pas du tout la même et les taux de mortalité non plus.
Il n'y a donc pas, contrairement à la vision réductrice actuelle, d'égalité devant la mort, et encore moins en 1918 qu'en 1914 car, si en 1914 les armées sont composées à 70 % de fantassins, elles n'en comptent plus guère qu'une petite moitié en 1918.
Or, c'est chez ces fantassins, les seuls à être véritablement en contact direct avec l'ennemi et à connaître les tranchées qu'on trouve les taux de mortalité les plus élevés, aux alentours de 20 %.
Les artilleurs sont déjà moins exposés: les pertes des artilleurs de campagne sont inférieures à 10 % et celles des servants d'artillerie lourde, située à plusieurs km en arrière des lignes, très faibles.
Le génie ne connait, lui aussi, que de faibles pertes, avec des taux très inférieurs à 5 %; idem pour les unités de transports et les régiments de territoriaux, composés d'hommes de 43 à 49 ans dont les tâches ne sont pas prévues pour être directement combattantes.
Les cavaliers, eux, sont dans une situation paradoxale: soit ils sont "démontés" et combattent avec les fantassins pour subir les mêmes taux de pertes qu'eux, soit ils sont cantonnés en réserve, dans l'attente de la percée à exploiter, et mènent une vie de caserne en plein air pas très risquée.
C'est évidemment la même chose pour tous les personnels "administratifs" et "spécialisés" de la guerre où les pertes sont insignifiantes, quand elles ne résultent pas d'accidents et non de morts par blessure ou maladie. Je citerai, à titre d'exemple, les vétérinaires: sur 3 000 mobilisés, on compte 125 morts, mais sur ces 125 morts, seuls 25 sont décédés tués à l'ennemi ou suite à des blessures de guerre. Parmi les autres causes, on trouve notamment 11 victimes d'accidents divers (dont 5 de chute de cheval) et 53 morts de maladie.
Si nécessaires à la guerre qu'aient été tous ces gens (il n'entre pas dans mon propos de vouloir jeter le moindre opprobre sur eux), il n'en reste pas moins que des tranchées, ils étaient regardés comme des embusqués et qu'on peut difficilement en faire des héros de guerre, même si l'arrière-front étant plus proche des milieux décisionnels, il se sont trouvés, bien plus que le front combattant, décorés de croix, de médailles ou de récompenses diverses. Pour reprendre l'exemple des vétérinaires, on leur distribua 1 600 Croix de guerre et 270 Légions d'honneur. Cependant, le cas le plus extrême fut celui de Théodore Botrel, exempté, engagé volontaire au théâtre aux armées, qui reçut la Croix de guerre avec trois palmes, uniquement pour avoir donné environ 1400 concerts !
Enfin, l'existence d'un embusquage plus ou moins relatif, pourtant hautement dénoncé dans les tranchées comme un privilège contraire à l'égalité républicaine, une volonté de se soustraire à "l'impôt du sang" et comme contraire à la vision que l'on avait à l'époque de la virilité et de la masculinité, a pu aussi servir les poilus: ainsi, ces mêmes récits de guerre qui dénoncent l'embusquage révèlent aussi, en creux, toutes les stratégies individuelles développées par les combattants pour y avoir accès et pour échapper à la montée aux tranchées (cf. par exemple les Croix de bois de Roland Dorgelès).
De même, l'engagement volontaire peut aussi être lu comme une autre moyen d'échapper aux tranchées car l'engagé volontaire avait le privilège de choisir l'arme dans laquelle il voulait servir. On n'étonnera personne en révélant que l'infanterie était largement délaissée.
Evidemment, c'est aussi parmi ces gens de l'arrière-front qu'on trouve les discours les plus patriotiques et les plus maximalistes sur la guerre, comme un besoin naturel de compensation.