Les enfants du paradis
Les enfants du Paradis, de Marcel Carné, dialogues de Jacques Prévert, musique de Joseph Kosma et décors d’Alexandre Trauner, tourné dans des conditions difficiles entre 1943 et 1944 et sorti en mars 1945 sur les écrans, est sans doute le chef-d’œuvre absolu du cinéma français sans que l’on puisse expliquer par des mots cette « magie », en sorte que nous dirions, un chef-d’œuvre, ça ne s’explique pas, ça se regarde.
Film sur le théâtre et la pantomime, joué par des acteurs dont beaucoup ont faut leurs débuts au théâtre, dont l’action se construit autour du Boulevard du Temple, surnommé le Boulevard du crime à cause des nombreux meurtres représentés dans les mélodrames que l’on jouait dans les théâtres populaires qui bordaient ces lieux et des actes délictueux et beaucoup plus réels qui s’y commettaient (voir le personnage de Lacenaire), il permet à Carné, sans en avoir l’air, de transgresser les carcans de la société sous prétexte de peindre un milieu populaire auquel, traditionnellement, une plus grande « tolérance » dans la licence est acceptée, sans être forcément approuvée, tout en se situant dans un registre qui oscille entre rêve, réalité et clichés répandus dans la littérature sentimentale (ex : le comte qui tombe amoureux d’une théâtreuse, le jeune rêveur romantique, l’assassin au charme mystérieux …)
Or, de tous ces éléments, Carné et Prévert vont s’en servir pour casser les codes et contester, sans en avoir l’air, la morale « vichyssoise » de l’époque.
Ainsi, Garance (Arletty) est-elle une femme qui a beaucoup vécu comme le montrent la facilité à laquelle elle cède à Frédérik Lemaître (Pierre Brasseur est admirable dans ce rôle qui lui va comme un gant), ses réparties spirituelles issues du bon sens populaire du pavé parisien et son affirmation de sa liberté de femme ; liberté à la fois vraie et illusoire, car, pour un crime qu’elle n’a pas commis, elle doit se placer sous la protection du Comte de Montray (Louis Salou) qui est tombé amoureux d’elle après l’avoir vu jouer aux Funambules et y renoncer.
Ainsi Lacenaire (Marcel Herrand), personnification de la figure mythique de l’assassin romantique, homme qui, aigri par son manque de réussite par des moyens légaux, s’estime persécuté par la société et décide de s’en venger par tous les moyens, y compris sa sexualité : gestes, façon de toucher le bras d’Avril (Fabien Loris), son complice, certains dialogues, font allusion à son homosexualité (du reste, Marcel Herrand lui-même était homo et le fait qu’on lui ait confié le rôle n’est peut-être pas anodin du tout. Au moins, pour une fois, un homo était réellement joué par un homo à l’écran). Certains pourront reprocher à Carné d’avoir donné dans le cliché homosexualité/perversion/criminalité, mais pouvait-il faire autrement avec un personnage comme Lacenaire et pouvait-on, à l’époque, même quand on était homo soi-même (ce qui est le cas de Carné), représenter autrement l’homosexualité dans la France de Vichy sous peine de ne pas passer la censure ?
Ainsi enfin, Frédérik Lemaître (Pierre Brasseur), bon vivant qui joue aussi bien sur scène que dans la vie et qui scandalise autant qu’il amuse par son plaisir à profiter de la vie en renversant les tabous de la société : ainsi couche-t-il avec Garance sans plus de façon, ainsi tourne-t-il en ridicule les auteurs de l’Auberge des Adrets auxquels il « taille un costard » en se payant le luxe de refaire leur pièce en mettant les rieurs de son côté, tout en rêvant de monter un jour sur scène, Othello de Shakespeare.
Face à ces figures, on trouve les personnages du mime Baptiste Debureau (Jean-Louis Barrault) et de Nathalie (Maria Casarès).
Baptiste est ce jeune homme romantique que l’on pourrait croire sorti de la littérature « fleur-bleue » de l’époque de même que Nathalie, jeune fille très « comme il faut » de l’époque, donc mièvre, enfermée dans les clichés qui, pour elle, sont les clés du bonheur domestique ; jeune fille si effacée que ne connaît d’elle que son prénom et rien de sa vie, comme pour nous la rendre encore plus transparente.
Alors que, comme dans toute littérature classique, les deux tourtereaux devraient tomber dans les bras l’un de l’autre, Garance vient troubler le jeu et provoquer un amour indélébile dans le cœur de Baptiste qui, par timidité, n’ose coucher avec elle, la laissant échapper alors qu’il l’aime profondément.
Amour que le temps et l’éloignement de la belle ne sauront effacer, pas plus qu’une union avec Nathalie, comme, de son côté, Garance ne pourra l’oublier.
Pourtant, nulle « happy end » à ce film ; le destin, comme au théâtre, emporte les hommes : Lacenaire assassine le comte de Montray pour accomplir le sien et Garance, telle le destin fatal, malgré une nuit passée avec Baptiste, s’enfuit et le rend à son bonheur domestique à jamais impossible, tandis qu’elle-même disparaît à jamais sans que Baptiste ait pu la rattraper.
D’ailleurs, dans le film, Garance, unique lien avec tous les personnages, hormis le Boulevard lui-même, n’est-elle autre chose que la personnification du destin qui s’en va une fois son œuvre accomplie ?