Gay New York (3)
Voici la suite du résumé du livre de Georges Chauncey, Gay New-York (1890-1940) dont la deuxième partie se situe ici.
2) Les lieux de sociabilité homosexuels
Dans une ville où le nombre de célibataires était aussi important, les premiers lieux de la sociabilité homosexuelle, et, en tout cas, les plus sûrs, furent les chambres meublées, les hôtels construits par les réformateurs sociaux et les appartements bon marché, là où, en liant connaissance, les homos pouvaient se rencontrer, échanger, se construire une sub-culture gay et progressivement forger "leur monde".
Les chambres meublées étaient louées à la semaine avec le strict minimum (quelques meubles et un lit), et s'adaptaient donc particulièrement aux travailleurs saisonniers et aux célibataires peu argentés; la seule contrainte qui s'imposait à eux était qu'ils ne disposaient pas de coin cuisine et devaient donc prendre leurs repas en extérieur. Pour le reste, que ces célibataires fussent hétéros ou homos, la plupart des logeurs se montraient peu regardants, pourvu que le locataire fasse preuve de discrétion.
De plus, qu'un homme qui semblait normal rende visite dans sa chambre à un autre homme considéré lui aussi comme normal n'était pas de nature à attirer plus les soupçons et en tout cas moins que quand c'était un homme qui recevait une femme.
Cependant, inquiets de cette promiscuité offerte pas les meublés et les dangers potentiels qu'ils représentaient pour la moralité, les réformateurs sociaux ne tardèrent pas à proposer leur solution: la construction d'hôtels spécialement destinés aux jeunes gens arrivant en ville afin de leur offrir un environnement plus sain.
Le Seamen's Church Institute fut créé par un groupement d'églises pour offrir des logements sociaux aux marins et les protéger ainsi des dangers moraux qui les guettaient dans les logements sur les quais. Très vite, pourtant, l'endroit devint un des lieux gays les plus connus de la ville et ceux qui étaient en couple n'avaient aucune difficulté à pouvoir y prendre une chambre ensemble.
Idem pour les deux maisons Mills édifiées par un réformateur social du nom de Darius Mills, l'une en 1896 à Bleecker Street, et l'autre, en 1897, sur Rivington Street; destinées en priorité aux travailleurs célibataires, les archives judiciaires témoignent que nombre d'homosexuels arrêtés ailleurs y logeaient.
Enfin, tout le monde connait la réputation des hôtels résidentiels construits par la YMCA (Young Men Christian Association) et qui, dans les années 20, possédait sept résidences qui accueillaient plus d'un millier de personnes, avec bibliothèque, groupes de lecture, salle de culture physique, piscine où l'on se baignait nu ... Les locataires étaient âgés d'une vingtaine ou d'une trentaine d'années, la moitié d'entre eux vendeurs ou occupés à des emplois de bureau, à moins qu'ils ne travaillent dans les restaurants, les hôtels ou le secteur des services domestiques.
Cette réputation de lieux gays concernant les YMCA fut renforcée dans les années 30 (à tel point que les homos plaisentaient en affirmant que YMCA voulait dire "Why I'm so gay") par la construction du Sloane House, dans la 34è rue ouest (environ 1500 chambres) et de la West Side Y, dans la 63è rue, près de Central Park ouest.
Certes, au niveau de la direction, on prit conscience du problème et on tenta de réagir, par exemple, en assurant, à certains endroits, une meilleure séparation entre hommes, selon l'âge ... et en interdisant les visites extérieures, mais, dans les faits, comme tout dépendait des employés au niveau inférieur, et comme certains d'entre-eux étaient eux-mêmes gays ...
En fait, ici, comme ailleurs, la seule règle exigée était celle de la discrétion.
A ces formes de logements s'ajoutèrent, pour les classes moyennes, les hôtels résidentiels où l'anonymat était la règle, d'autant plus que le voisin n'est bien souvent qu'un numéro sur la porte que l'on ne croise presque jamais.
Dans ces lieux toute pratique homosexuelle était presque insoupçonnable ou indétectable. Ces résidences se trouvaient surtout dans l'Upper East Side et dans les 50è et 60è rues, non loin du métro aérien, de la très chic Park Avenue et des bars gays de la Troisième avenue.
Cependant, tous les célibataires pauvres n'avaient pas les moyens de s'offrir, ne serait-ce qu'un meublé à la semaine; ils étaient donc souvent contraints de vivre dans des appartements surpeuplés avec leurs familles.
La seule solution d'intimité relative qu'il leur restait étaient la location de chambres à l'heure.
Or, le nombre de celles-ci explosa après le vote de la loi Raines en 1896.
Cette loi avait été voulue par les réformateurs sociaux pour lutter contre l'alcoolisme en obligeant les bars à fermer le dimanche. Seuls ceux des hôtels - la clientèle y étant jugée plus respectable par le législateur - étaient autorisés à rester ouverts.
S'engouffrant dans cette brêche, nombre de bars qui n'avaient pas du tout l'intention de perdre leur recette du dimanche, se transformèrent donc en hôtels en louant dix chambres attenantes (le minimum pour être considéré comme tel) ou ce qui en tenait lieu en en découpant quelques-unes en dix espaces dans lesquels on pouvait tout juste faire tenir un lit ou un lit de camp. En tout cas, le succès fut immédiat: en 1906, par exemple, les autorités estiment que 1200 des 1400 hôtels de Manhattan et du Bronx sont des hôtels nés de la loi Raines.
En effet, ces "chambres" étaient louées plusieurs fois dans la nuit à des couples non-mariés ou à des prostituées et leurs clients; elles étaient donc très rentables et le furent d'autant plus que certains établissements n'hésistaient pas à s'attacher le service de prostituées attitrées.
C'est d'ailleurs cette recrudescence de la prostitution qui devait aboutir à la création du Comité des Quinze, en 1900, puis du Comité des Quatorze, en 1905 dont le but était d'obtenir l'abolition de la loi Raines et la fermeture de ces hôtels aussi bien en faisant pression sur les brasseurs qu'en obligeant certains de ces endroits à ne recevoir que des hommes ! ce qui en amena naturellement certains à développer un autre marché, dirons-nous.
En tout état de cause, dans les années 1910, on trouvait des hôtels de rendez-vous et des meublés bon marché louant des chambres à des couples d'hommes près d'Union Square, Battery Park et du Brooklyn Navy Yard, et, à partir des années 30 et peut-être même avant, près de Times Square, de Central Park et de Chatham Square, sans compter certains hôtels plus respectables, comme par exemple, le St-George à Brooklyn qui eut la réputation d'accepter volontiers les couples gays.
Cependant, comme le note Chauncey, "pour s'intégrer à la vie gay, il fallait aller dans d'autres lieux, plus publics, et il y avait de fortes chances pour que, dans nombre de ces endroits, les couples d'hommes fussent remarqués par les enquêteurs et harcelés par eux autant - voire plus - que les couples hétérosexuels".
Les cafétérias furent l'un de ces endroits.
En effet, la plupart des jeunes célibataires, et parmi eux, les gays, prenaient leurs repas dans les restaurants bon marché, les cafétérias et autres lieux de restauration rapide qui proliféraient à proximité des quartiers de chambres meublées.
Dans certaines conditions, ces lieux devinrent des endroits où l'on pouvait, selon l'expression de l'époque, "défaire son chignon", c'est-à-dire, affirmer son homosexualité, à condition, le plus souvent, de ne pas attirer l'attention des autres clients et que naquit ou se forgea la culture camp, cette vision ironique, décalée de la société visant à remettre en cause la normalité de la société qui considérait les homos comme anormaux et que s'échangeaient les infos les plus diverses sur les spectacles, les lieux à la mode, les surveillances policières etc .
En fait, suivant les heures de la journée, et suivant leur emplacement, ces cafétérias pouvaient accueillir une clientèle très diversifiée: cantine des gens modestes la journée, elles recevaient une clientèle plus aisée tard le soir à la sortie des théâtres et des clubs et, vers deux ou trois heures du matin, les prostituées et leurs clients.
Parmi ces chaînes des restaurants et de cafétérias, les plus célèbres, tout au moins pour les gays, furent la chaîne ouverte par les frères Childs à partir de 1889 (on en compte 44 à Manhattan en 1939) et Horn et Hardart, qui, à partir de 1903, ouvrit les premiers Automats (restaurants à distributeurs automatiques) - Manhattan en compta jusqu'à 40 durant la Dépression. Certains s'ouvrirent à une clientèle gay, tandis que d'autres étaient simplement envahies par eux et y étaient acceptés tant qu'ils contribuaient à augmenter le chiffre d'affaires sans attirer l'attention de la police.
L'Automat situé sur la 42ème rue, près de Bryant Park, fut, par exemple, particulièrement célèbre pour l'amosphère bruyante qui y régnait, de même que sur la 59ème rue, près de Central Park et des théâtres de Broadway, la cafétéria Childs que les gays avaient surnommé "Mother Childs".
Cependant, suivant les endroits, les seuils de tolérance étaient très variables et les directions s'arrangeaient pour ne jamais laisser les choses dégénérer (par exemple, elles interdisaient systématiquement à deux personnes du même sexe de danser ensemble), soit qu'elles limitassent les manifestations gays à quelques tablées dans les cas de plus grande tolérance, soit qu'elles fassent intervenir les forces de l'ordre quand elles sentaient que la situation leur échappait, souvent par l'effet des provocations menées par les homos les plus jeunes qui, moins inquiets de perdre leur position sociale, n'hésitaient pas à tester régulièrement les limites de la tolérance par leur absence totale de discrétion.
Firent exception les deux cafétérias les plus importantes du Village dans les années 1920 et 1930, Stewart's et la Life Cafeteria, toutes les deux situées dans Christopher Street. L'expression de l'homosexualité y était conçue comme un spectacle où l'on ne faisait qu'accentuer le côté théâtral de la vie sociale quotidienne, ce qui rendait les transgressions des normes du genre moins scandaleuses parce que moins manaçantes, et les gens en mal de sensations venaient de tous les endroits de la ville se donner le frisson dans ces "repaires gays" en assistant au spectacle des garçons maquillés à cheveux longs et des folles. Aussi furent-elles pour les gens qui voulaient entrer dans le monde gay, des portes par lesquelles il était le plus facile d'entrer.
Enfin, il faut signaler que, pour certains patrons, seul le bénéfice du tiroir-caisse comptait, raison pour laquelle ils réussissaient parfois à obtenir que la police ferme les yeux en échange de quelques complaisances, comme le patron du Koenig qui ouvrait gratuitement ses locaux à un club qui comptait parmi ses membres des policiers du commissarait du quartier pour lesquels il organisait des spectacles de strip-tease ou parce qu'ils bénéficiaient de protections politiques. Certains autres encore, réservaient, dans leur établissement, une salle spécifique pour que les gays puissent s'y réunir comme le Jack's Restaurant sur la 6ème avenue.
Evidemment, les ligues de vertu avaient, elles aussi, leurs stratégies de contournement pour lutter contre ce qu'elles considéraient comme un péril; c'est ainsi que pour faire tomber le Koenig, par exemple, elles s'adressèrent à une division de la police indépendante des commissariats et firent opérer la descente un jour où elles étaient sûres que le juge de permanence leur serait favorable: 23 des inculpés furent condamnés à 10 jours de maison de travail (workhouse) et les 7 autres à une amende de 50 dollars pour trouble à l'ordre public, un délit qui n'était pas circonscrit aux homos mais s'étendait à tout comportement jugé déviant quels qu'en soient les auteurs, parmi lesquels, traîner dans les rues, incapacité à rester sobre, à trouver un travail, raccolage public ...mais qui, quand cela concernait les homos, était qualifié de dégénéré dès les années 1910 dans les rapports de police.
Pourtant, ce n'est qu'en 1923 que la loi établit, pour la première fois, le raccolage homosexuel comme un délit spécifique de trouble à l'ordre public, le raccoleur étant défini comme une personne "qui fréquente un lieu public - ou qui rode autour - sollicitant des hommes avec l'intention de commettre un crime contre nature ou tout autre acte obscène". Désormais, les seuls "dégénérés" que la loi punit furent exclusivement des homosexuels, ce qui conduit clairement à une criminalisation de l'homosexualité pour la première fois à New York. Dans les faits, pourtant, les homos ne virent guère de changement car, avant comme après, les motifs d'arrestation restèrent les mêmes: a dancé avec un homme, a fait la folle, a revêtu des vêtements contraires à son sexe ...
L'avantage de tout ceci, tout de même, c'était que les gays plus conventionnels pouvaient s'abriter sur un semblant de respectabilité et l'image de la folle qui attirait tous les regards pour passer inaperçus. C'est ainsi que le Louis'Restaurant sur la 49ème et le Jewel sur la 48ème étaient connu pour accueillir régulièrement des gays aisés travaillant ou habitant Times Square dont le comportement ne les distinguaient guère des autres clients.
Bien entendu, la rue et ses extensions (parcs, plages ...) jouèrent aussi un rôle très important dans la création du monde gay new-yorkais.
Ils étaient d'ailleurs des lieux de rencontres vitaux pour ceux qui, homos ou hétéros, vivaient dans leurs familles ou dans des logements surpeuplés et sans grand confort et qui y cherchaient aussi bien des loisirs que des contacts ou du sexe.
Le développement des parcs avait pourtant été encouragé par les réformateurs sociaux parce qu'ils permettaient d'échapper un moment au tumulte de la vie urbaine, mais, là aussi, l'usage qu'en firent les classes populaires étaient loin de répondre à leur attente et devait susciter de leur part et de la police des moeurs, une surveillance toute particulière pour traquer les diverses formes de drague et de prostitution, quels qu'en soient les auteurs.
Là encore, on observe, suivant les endroits, ou suivant les lieux dans certains parcs, des attitudes diverses: certains sont des endroits où se réunissent des "tantes" avec tous les risques que cela comporte (insultes, agressions, surveillance policière ...), comme par exemple, Bryant Park, près de la Public Library, dans la 42ème, jusqu'à ce qu'en 1944, le maire, Fiorello La Guardia le fasse fermerla nuit afin d'"éviter le rassemblement de gens indésirables".
Prospect Park, lui, accueillait des homos plus âgés et plus conventionnels et Riverside Park, surtout des marins et des amateurs de marins, notamment près de la tombe du général Grant, au niveau de la 122ème et près du monument aux Soldats et Marins au niveau de la 89ème.
Enfin, on ne peut pas terminer le tour des parcs, sans parler de Central Park où, au cours du siècle, les lieux de drague se déplacèrent: d'abord situés autour du Château du Belvédère au tournant du XIXème siècle, ils se déplacèrent, dans les années 1910, près de Columbus Circle, à proximité de la "Mother Childs", certains endroits étant même surnommés "la plaine fruitière", "l'allée de la vaseline" ou "l'allée des salopes"; cela permettait notamment aux homos d'être en nombre aux concerts qui avaient lieu en plein air près du Mall les soirs d'été.
Les plages, parfois, n'étaient pas en reste par rapport aux parcs et aux cafétarias, comme, par exemple, la célèbre Coney Island où l'on s'y répartissait en fonction de l'origine ethnique, du sport pratiqué, ou même, en fonction de son comportement sexuel.
C'est ainsi que les "tantes" avaient leur coin de plage, connu de tous, où ils offraient, comme dans certaines cafétérias, un véritable spectacle aux autres baigneurs, tandis que les homos plus discrets préféraient se fondre dans la foule ou fréquenter la section réservée aux culturistes.
En 1929, les Washington Baths de Coney Island organisèrent un concours de beauté masculine; comme le rapporte une journaliste de Variety, membre du jury, la plupart des spectateurs étaient des hommes et, grande surprise, la plupart des participants des "tantes" maquillées et poudrées. Le jury réussit, tout de même, à récompenser un homme dont on savait qu'il était marié, mais cela montre comme les homos, à l'occasion, pouvaient s'attribuer un certain espace, fusse même durant le temps d'un concours, dans la vie sociale.
A l'inverse, comme les parcs, les rues faisaient partie d'une surveillance particulière, notamment dans le cadre de la lutte contre la prostitution de la part de la brigade des moeurs, ce qui prouve que l'homosexualité était encore largement assimilée à celle-ci.
Du reste, lors des arrestations, on n'embarquait jamais que les "dégénérés" qui raccolaient des hommes "normaux" ou ceux qui faisaient les folles ou ne dissimulaient guère leur homosexualité. Dans ces cas-là, la justice ne montrait aucune tolérance: peu de sursis et des peines allant de plusieurs jours à plusieurs mois de workhouse et à des amendes. 650 hommes furent condamnés chaque année, en moyenne, pour "conduite dégénérée" à Manhattan entre 1920 et 1930.
La rue restait d'ailleurs, outre cette présence policière, un des endroits les plus dangereux en raison de la conccurence pour le contrôle de l'espace qui pouvait s'y opérer avec diverses bandes ou divers groupes de vigilance. Aussi, si certains s'y affichaient de façon provoquatrice en jouant les "tantes", là encore, la majorité des homos choisissait un comportement plus discret, en utilisant des codes que seuls les autres homos pouvaient connaître et donc en passant inaperçus pour la majorité du public: les échanges de regard, demander le feu ou l'heure ... "Un homme qui posait ce genre de question pouvait avoir la certitude qu'une personne ignorant sa signification codée répondrait tout simplement, puisque c'était des questions, alors qu'un homme qui voudrait répondre à sa signification cachée engagerait la conversation" écrit Chauncey. Encore fallait-il éviter que l'autre ne soit ... un policier de la brigade des moeurs en civil.
Souvent, les gays se concentraient dans les rues des quartiers de théâtre ou de magasins où travaillaient de nombreux homos, tels Union Square (très populaire entre 1890 et 1930 avec notamment la 14ème rue, surnommée le Rialto, avant d'être supplantée par Times Square), Herald Square ou Harlem, celles à proximité des parcs de drague, le long de Riverside Drive et sur les quais aussi, ou alors dans des rues rendues obscures par le métro aérien qui grondait au dessus de leur tête, comme les 3ème et 6ème rues, et, bien sûr, dans celles attenantes aux repères traditionnels de la "débauche".
Times Square, lui, devint un des hauts lieux de la prostitution masculine à partir des années 1920; cependant, au gré des ouvertures et fermetures de bars et de céfétérias, mais aussi des époques, la répartition des homos dans ce secteur évolua.
Au début des années 20, deux groupes distincts de prostitués masculins travaillaient dans ce secteur:
- des mecs bien habillés, gays, offrant leurs services à d'autres gays des classes moyennes; ils se situaient plutôt sur le côté ouest de la 5ème avenue, entre les 42ème et 49ème rues qui était aussi fréquenté par des hommes cherchant uniquement une rencontre sans que quelque notion de prostitution intervienne. Ces gays-là n'attiraient pas spécialement l'attention de la police;
- les "tantes", efféminées mais non travesties, dans la 42ème rue entre la 5ème et la 8ème avenue qui proposaient leurs services à des hommes qui se définissaient comme "normaux", notamment des Italiens et des Grecs.
Cependant au cours des années 20 et au début des années 30, la 42ème rue vit fermer ses théâtres les plus prestigieux et devenir un lieu plus populaire où les salles étaient reconverties pour des spectacles érotiques permanents et où s'ouvraient des bars et des restaurants pour hommes, notamment marins, militaires, chômeurs et travailleurs saisonniers. C'est alors qu'y apparut un nouveau type de prostitués "durs" et de rencontres entre des militaires se définissant commes "normaux" et des homosexuels. Ces "durs" devaient être renforcés durant la crise des années 30 par des jeunes gens venant de villes économiquement dévastées de Pennsylvannie, du Massachusetts, de l'Etat de New York ou de ceux du Sud, mais aussi par des soldats et des marins qui, bien que non-homosexuels, venaient "jouer les pédés" pour arrondir leurs fins de mois.
Leur présence contraignit les "tantes" à se replier dans Bryant Park.
Les cinémas près de ces zones étaient, eux aussi, réputés pour favoriser des rencontres et des relations homosexuelles, notamment dans les fonds de salle ou aux balcons.Evidemment, ces endroits étaient risqués et l'on y procédait souvent à des arrestations: 67 dans les six premiers mois de 1921 pour raccolage homosexuel dans les cinémas de Manhattan, dont 45 dans un même établissement au 683 de la 6ème avenue.
Bien sûr, avoir des relations sexuelles dans ces lieux publics était à haut risque, comme on le voit, mais les plus pauvres, homosexuels comme hétérosexuels, qui vivaient dans des appartements surpeuplés et qui n'avaient pas les moyens de louer ne serait-ce qu'une heure une chambre d'hôtel de la loi Raines n'avaient pas tellement de solutions: seuls les endroits à l'écart, dans les rues et les parcs leur permettaient de se retrouver seuls un moment avec leur partenaire. Les procès pour sodomie des années 1890/1900 indiquent d'ailleurs la diversité de ceux-ci: toilettes dans la cour, toit, cave, escaliers sans éclairage, chariot bâché en stationnement, fourgon à glace, plate-forme de chargement ... et, bien entendu, les bosquets et les buissons des parcs.
Une étude menée sur les détenus homosexuels de la prison municipale, en 1938 et 1940, révèle cette sexualité du pauvre: 50 % étaient sans aucune qualification, 13% sans emploi, 30% habittaient avec leur famille dans des habitations à loyer modéré.
Evidemment, cette culture de la rue, largement définie par les classes populaires, était jugée négativement par la bourgeoisie et les réformateurs sociaux qui y voyaient l'une des explications et des causes du "déréglement" social des pauvres qu'ils ne cessaient de dénoncer et qu'ils souhaitaient corriger.
Les gays utilisaient particulièrement les toilettes publiques (surnommées les "tea rooms", déformation de t-rooms ou toilet-rooms - nos tasses françaises -) dans la rue, les parcs et le métro, même si leur usage était dénoncé aussi bien à l'extérieur que par une partie du monde homo qui trouvait ces endroits trop vulgaires, et même ceux qui les fréquentaient en avaient honte et n'osaient l'avouer parfois.
De plus, les fréquenter était très risqué, car la police y multipliait la surveillance et l'envoi d'hommes en civil. En 1921, par exemple, 38% des hommes arrêtés pour homosexualité l'ont été dans les toilettes du métro, avec les conséquences tramatiques que l'on imagine: homosexualité révélée à la famille, à l'employeur et à son propriétaire, condamnation à des peines de 30 à 60 jours de workhouse, et possibilité de perte d'emploi (ex: lorsque W.E.B. Du Bois, directeur de The Crisis, apprit l'homosexualité de son directeur commercial, par ailleurs membre de l'Association nationale pour l'avancement des gens de couleurs du même Dubois, arrêté dans les toilettes d'une station de métro, il le licencia).
Cependant, les pauvres n'étaient pas les seuls à fréquenter les toilettes publiques; on y trouvait aussi:
- les gays en recherche d'aventures sexuelles multiples et de multipes expériences, tendance que Chauncey juge peut-être dominante,
- ceux qui y trouvaient un moyen d'excitation supplémentaire,
- ceux qui n'avaient pas la force d'assumer leurs penchants, à cause du poids social qui pesait sur leurs épaules, et qui, parfois, étaient mariés et avaient des enfants. En 1920/21, c'était le cas d'un quart des personnes arrêtées dans les toilettes publiques.
En tout cas, pour certains, ce type de relations dans ces endroits ne faisait que conforter leurs théories selon laquelle homosexualité et dégénérescence allaient de pair, puisque ces lieux renvoyaient aux fonctions les plus primitives et bestiales de l'Homme.
Mais, pour ceux qui les fréquentaient et qui avaient une apparence "normale", c'était aussi un moyen de se "rassurer" sur leur nombre et de prendre conscience d'appartenir à un monde souterrain dont les dimensions étaient importantes.
Enfin, il faut aussi noter le rôle des bains publics et la relative sécurité qu'ils offraient.
Leur création avait été encouragée par les réformateurs sociaux pour améliorer la propreté dans les quartiers de logements populaires, tandis que les juifs développaient les bains rituels et que de riches new-yorkais ouvraient des établissements "selects" (bains turcs, romains ...).
Les bains gays, quant à eux, avaient fait leur apparition à New York au tournant du XIXème siècle.
En fait, il y avait deux types de bains gays:
- ceux fréquentés par des hétérosexuels et des gays et dont la direction tolérait une activité homosexuelle limitée à la condition de ne pas attirer l'attention; les choses se passaient donc dans l'espace réservé des vestiaires individuels ou dans le bain de vapeur si elle était suffisamment épaisse; les bains de Coney Island, et notamment le Stauch et le Claridge étaient les plus connus de ces bains. Le stauch disposait d'un solarium sur le toit où l'on pouvait y bronzer nu, et d'après certains témoignages, on pouvait y voir aussi quelques prostitués et gitons, tandis que, dans le bain de vapeur les fellations et pénétrations n'étaient pas rares
- ceux qui se spécialisaient dans l'accueil des gays en excluant les clients hétérosexuels.
Dès 1902 - et peut-être même avant, les Ariston Baths, en sous-sol d'un hôtel d'appartements meublés situé à l'angle nord-est de Broadway et de la 55ème rue Ouest était exclusivement gay. L'entrée y était à un dollar et l'établissement offrait toute une gamme de services: masseurs, manucure, pédicure, café, piscine, salle de gym, bain de vapeur, sauna, quatre salles de rafraîchissement avec lits de camp, douches et vestiaires personnels avec, là aussi, lits de camp.
Le caractère ouvertement homosexuel de l'établissement fut découvert par des enquêteurs en civil de la police en 1903, sur réquisition de la Société pour la prévention du crime, qui constatèrent que personne ne se cachait pour avoir des relations sexuelles dans les salles de rafraîchissement et de repos (une vingtaine de rapports sexuels en 2 heures dans une des salles dont l'un impliquant plus de deux personnes,notait l'un des enquêteurs). Bien évidemment, après cette "visite", la police fit une descente officielle. 26 hommes furent embarqués (ceux contre lesquels elle avait des preuves) et les 52 autres clients laissés libres avec un avertissement.
6 clients furent condamnés pour trouble à l'ordre public à des amendes de 5 à 6 dollars; d'autres furent inculpés de sodomie et les peines montèrent jusqu'à 20 ans de prison pour un employé de cuisine vu avec neuf partenaires, lesquels écopèrent de peines de quatre à sept ans.
Heureusement, par la suite, aucune descente dans un bain ne se solda plus par des accusations de sodomie, mais juste de trouble à l'ordre public; par contre, la police se montrait, en général, plutôt violente lors des arrestations.
Si l'on ne connait pas les autres établissements gays qui pouvaient exister à cette époque, les renseignements pour les années à partir de 1910 semblent plus précis.
Parmi les bains gays, on trouvait à cette époque l'Everard (détruit seulement en 1977), ancienne église reconvertie en bain en 1888, même si on ne sait quand il devint gay. Il était situé presque sur Broadway et était plutôt considéré comme ayant une clientèle aisée. Une étude menée sur les personnes arrêtées dans l'établissement lors de deux descentes en 1919 et 1920, montre que la clientèle était surtout trentenaire et venait parfois de loin (Philadelphie, Dayton dans l'Ohio ...).
On trouvait encore les Produce Exchange Baths, au 6, sur Broadway et le Lafayette Baths, dans Lafayette Street, fréquenté, lui, par des gens comme le compositeur moderniste Charles Tomlinson Griffes ou le peintre Charles Demuth. Les descentes de police de 1916 (après sa réouverture le gérant devait en être Ira Gershwin) et 1929 révèlent une clientèle sensiblement égale à celle de l'Everard avec une gamme plus étendue socialement cependant (bijoutiers, employés de bureau, employés de maison, un instituteur, un barman, un cuisinier ...); 70 % avaient entre 20 et 30 ans.
De plus, comme à l'Everard, tous étaient blancs; un seul semblait autoriser les noirs, le Mount Morris Baths, à Harlem.
Si les établissements de bains commencèrent à péricliter dans les années 30 et 40 avec l'arrivée de l'eau courante dans les appartements - cela fut fatal au Lafayette et à l'Ariston -, d'autres, pour y faire face, se tournèrent ou renforcèrent leur exclusivité homosexuelle, parfois en jouant la carte d'une clientèle plus "dure" car plus populaire, comme par exemple, le St Mark's Bath, dans l'East Village, qui était, dans les années 40, un établissement juif le jour et gay la nuit (sans être exclusivement gay) ou les Penn Post Baths, dans un hôtel miteux près de la 8ème avenue.
De toutes les manières, les gays considéraient ces endroits comme plus sûrs (moins de risques d'agression, d'être dévalisé ou de risque de chantage), d'autant plus que la direction, comme les employés, avaient tout intérêt à éviter que le moindre incident n'éclate, qu'ils y étaient entre eux, que l'absence de vêtements abolissait les différences sociales et que la police y descendait beaucoup moins souvent que dans les parcs ou les bars.
Enfin, ces bains, notamment ceux qui étaient exclusivement gays, rassuraient ceux qui cherchaient à avoir des relations "normales" avec d'autres hommes sans être traités sexuellement comme des "tantes", tandis que d'autres pouvaient, sans honte, y avoir des expériences plus poussées, sans pour autant en faire une pratique courante.
Les hommes mariés y trouvaient d'ailleurs, eux aussi, les mêmes sécurité, d'où leur présence plus importante (trois mariés sur les dix-sept dont le statut marital est indiqué dans la descente de 1916 au Lafayette).
En tout cas, ces endroits furent propices à l'établissement de relations plus sérieuses entre certains habitués et à la naissance d'une véritable sociabilité qui dépassait le cadre strict d'une simple recherche d'une relation sexuelle furtive.
3) Le Village et Harlem, enclaves gays (à suivre ...)